En 1975, le sociologue Pierre Bourdieu faisait paraître un article dans Actes de la recherche en sciences sociales (n.5), sur le philosophe Martin Heidegger, puis sous forme de livre en 1988 aux Éditions de Minuit, L’ontologie politique de Martin Heidegger[1], soit un an après la parution du livre de Victor Fariaz sur Heidegger et le nazisme (1987), qui créa une vive polémique dans le champ philosophique.La thèse de Bourdieu était la suivante : un discours philosophique ne peut être réduit entièrement à un discours politique, et toute idée non-philosophique ne peut entrer dans le champ philosophique qu’au prix d’une « transformation » discursive, faisant transmuter le ‘‘mondain’’ en ‘‘philosophème’’. En ce sens, la pensée de Heidegger – ou un pan de sa pensée – peut être interprétée comme une « prise de position politique ne s’énonçant que philosophiquement », il s’agissait donc pour le sociologue de voir comment des questions politiques se traduisent ou se transforment en questions philosophiques.
En 2014 est publié en Allemagne les Cahiers noirs du philosophe allemand, relançant à nouveau frais et de façon beaucoup plus vive qu’auparavant, le spectre antisémite et réactionnaire de la pensée heideggérienne.À l’initiative des philosophes Joseph Cohen et Raphael Zagury Orly, en partenariat avec La Règle du jeu, s’est tenu, à la BnF et au Centre culturel irlandais, un colloque sur « Heidegger et les ‘‘juifs’’ ». Lors de cet évènement, intervenait l’académicien Alain Finkielkraut. Sa communication intitulée : « Comment ne pas être heideggérien ? », constitue à nos yeux un cas pratique, d’appropriation de la pensée d’Heidegger, par un intellectuel très médiatisé aujourd’hui.
Intellectuel médiatisé et médiatique à plus d’un titre. Alain Finkielkraut, ancien élève du lycée Henri IV et de l’École normale supérieure de Saint-Cloud (reçu en 1969), agrégé de Lettres modernes et titulaire d’une maîtrise en philosophie, aujourd’hui académicien, est rompu à la lecture et l’écriture des auteurs consacrés. Il est de même très familier depuis de longue date, de l’univers médiatique et journalistique dont il occupe des postes de présentateurs-radio dans son émission à France-Culture Répliques, ainsi que d’éditorialiste pour le magazine Causeur, Figaro-magazine, entres autre ; en plus de ses interventions répétées sur les chaines d’information en continue. Bien intégré et acclimaté au champ journalistique, contribuant, travaillant, se socialisant avec ledit champ, maîtrisant ses codes, s’imprégnant des règles et des rites tacites et explicites du champ, l’intellectuel a su constituer un capital médiatique dense et assuré lui permettant d’occuper une position relativement dominante dans le paysage intellectuel français – mais également un habitus journalistique lui fournissant des schèmes spécifiques de penser, de sentir, de percevoir la réalité.
Pour autant, cet habitus médiatique, bien ancré désormais chez Finkielkraut, lorsqu’il doit pouvoir s’exprimer dans un espace social autre que l’espace médiatique, un espace dont l’atmosphère « se veut » principalement « académique » et « universitaire » comme à La Règle du Jeu – revue philosophique dirigé par Bernard Henri Lévy – ; cet habitus médiatique disions-nous, semble faire résistance et cherche, ici précisément, une « formation de compromis » – dont la difficulté reste relativement faible dans ce contexte, puisqu’il s’agit pour le philosophe de transmuter en discours philosophique, et plus précisément en discours heideggérien, ce qu’il a coutume de dire couramment dans l’espace médiatique.
Difficulté relativement faible, puisqu’il s’agit d’un espace qui lui est tout de même familier, proche de BHL avec qui il a fondé avec Benny Lévy la Maison d’Étude Levinassienne ; mais difficulté tout de même, puisque le colloque réunit des personnalités tel Peter Sloterdjiek, Gérard Bensoussan, Charles Yves Zarka, Peter Trawny, Jean-Claude Milner, François Fédier au fort capital spécifique dans le champ universitaire. Il s’agit donc de ne pas « perdre la face » pour reprendre Erving Goffman, être à la hauteur de ce moment et du jugement des experts philosophiques, plus encore lorsque l’oral qui est le sien se déroule juste avant celui de Jean-Claude Milner dont l’exposé se sera concentré sur une analyse linguistique et philologique complexe d’un passage d’Heidegger ; mais un défi contrebalancé tout de même par la présence de non-universitaires, comme des écrivains tel Yann Moix ou Stéphane Zagdanski et même BHL – qui n’a pas poursuivi sa carrière universitaire après être passé par l’ENS et l’agrégation –, qui en un sens, rassure et légitime plus ou moins la présence, la justifie et la déculpabilise. Ce « malaise », ce sentiment de ne pas être tout à fait sûr de mériter la parole, Finkielkraut la sait, la sent, et il l’exprime :
« Je n’appartiens pas à la communauté des heideggériens. Certains spécialistes me dénient même la qualité de philosophe, car je ne peux me prévaloir que d’une agrégation de lettres, même pas classiques. Peut-être ont-ils raison. Peut-être ne suis-je, en cette matière en toutes les autres, qu’un amateur.[2] »
Cette « mise au point », signe d’une suspicion tacite, réelle ou imaginaire, quant à son statut social et son droit de parler en ces lieux, et en ces termes, d’un tel sujet, témoigne du stigmate dont il est affublé, à savoir, n’être qu’un « amateur » en cette chose « sérieuse » qu’est la philosophie, mais aussi « toutes les autres » choses. En acceptant le stigmate, l’agent joue sur le paradoxe d’être malgré tout présent en un espace qui ne lui est normalement pas dédié et qu’il reconnait comme tel, mais où il finira bon gré mal gré par parler ouvertement et officiellement. Ainsi, l’acceptation du stigmate, son hyperbolisation même – amateur « en toutes choses » –, permet également de se déprendre et de s’arracher, de manière préventive, des éventuelles contraintes et critiques classiques de la communication philosophique, éventuellement objectées après-coup par les auditeurs du fait du statut social hypothétiquement imputé au locuteur, à savoir celui de n'être qu'un « simple amateur ». Mais cette acceptation du stigmate n’en reste pas moins faite à contrecœur, et elle est contrebalancée par une relative affirmation de soi en ces termes :
« Mais cet amateur essaie d’être consciencieux. Il lit patiemment, scrupuleusement, les grands textes de Heidegger, et il a une familiarité déjà ancienne avec l’œuvre d’Emmanuel Levinas. »
Familiarité avec le philosophe juif, dont l’ensemble des auditeurs savent qu’il en est avec BHL et Benny Lévy, le fondateur d’une maison d’étude. Ceci étant dit, il affirme ensuite son opinion sur cette affaire heideggérienne :
« A ce double titre, et malgré ce deuxième choc que constitue, après la débâcle du ralliement momentané au nazisme, la découverte des Cahiers noirs, je refuse d’accéder, sans autre forme de procès, à l’injonction de Richard Wolin, et de décréter Heidegger infréquentable, ou de lire son œuvre avec les pincettes du dégoût comme un document particulièrement accablant de la vision nationale-socialiste du monde. »
En effet, pour l’académicien, le génie d’Heidegger réside dans sa réflexion sur la technique et le Da du Dasein, le Là, le Lieu, l’enracinement donc. Précisément ce que Levinas eut opposé au philosophe allemand par le truchement de la tradition monothéiste juive :
« Retrouver le monde, c’est retrouver une enfance pelotonnée mystérieusement dans le Lieu, s’ouvrir à la lumière des grands paysages (…) Le mythe se parle dans la nature elle-même. (…) entendre ce langage et y répondre ne consiste pas à se livrer à des pensées logiques érigées en système de connaissances, mais à habiter le lieu, à être là. Enracinement. (…) La voilà donc l’éternelle séduction du paganisme, par-delà l’infantilisme de l’idolâtrie, depuis longtemps surmonté. Le sacré filtrant à travers le monde – le judaïsme n’est peut-être que la négation de cela. Détruire les bosquets sacrés – nous comprenons maintenant la pureté de ce prétendu vandalisme. (…) L’implantation dans un paysage, l’attachement au Lieu, sans lequel l’univers deviendrait insignifiant et existerait à peine, c’est la scission même de l’humanité en autochtones et en étrangers. (…) Le judaïsme a toujours été libre à l’égard des lieux.[3] »
Cet arrachement au Lieu, Finkielkraut le voit comme une conséquence de l’hégémonie de la technique sur notre monde. Et c’est ce qu’il rétorque à Levinas :
« Fasciné par l’arrachement à la fascination des arbres et des paysages, Levinas a oublié la terre des hommes. Mais n’est-ce pas précisément cet oubli-là qui marque l’emprise de la technique sur nos vies ? Bien que n’ayant pas encore pris nos quartiers dans l’espace intersidéral, nous avons déjà quitté le Lieu. L’architecture contemporaine elle-même est bodenlos. Extérieur au sol et au site, débarrassés de l’encombrant respect pour le génie des lieux, les tours ou les monuments de verre et d’acier s’abattent indifféremment sur Londres, Sidney, Varsovie, Doha ou Kuala Lumpur. » (p.124-125)
Et, poursuit-il, à une époque où l’homogénéité et l’uniformité du Lieu fait loi, l’homme et son monde le deviennent tout autant et par la même finissent par être « substituables », comme « les choses et les lieux ». Pour en convaincre l’auditoire, Finkielkraut continue sa démonstration : la crise migratoire qui frappe l’Europe est alors analysée comme une conséquence de ce monde qui aurait jeté et oublié le Lieu avec mépris :
« (…) la presse qui relaie l’appel du Saint Père et qui ne cesse de mettre en garde l’Europe contre le retour de ses vieux démons nous dit, pour achever de nous convaincre, que cet Autre, dont le dénuement est un commandement, vient à point nommé pour préserver notre modèle social et pour revitaliser les régions vieillissantes, c’est-à-dire, en clair, pour remplacer les enfants que l’Europe ne fait plus. » (p.125-126)
Tels les « choses et les lieux », c’est désormais aux « hommes » et aux « peuples » d’être substituables ; ou l’on voit comment les thèses du « Grand Remplacement » de Renaud Camus sont ici usitées par un effacement presque volontairement maladroit, dont la trace précaire reste malgré tout, encore, perceptible pour son auditoire. La crise migratoire est donc une conséquence de l’ère de la technique planétaire, elle-même cause et conséquence du rejet de l’enracinement, du Lieu, de la présence originaire et authentique au monde ; rejet dont les apôtres de la « différence », et de « l’antiracisme », en seraient les idiots-utiles :
« Rien ne doit bloquer, entraver ni même ralentir la circulation des ‘‘étants’’. Rien ne doit faire exception à la catégorie du hors-sol. Ainsi parle en nous l’esprit de la technique et, partout ou persiste la différence, il fait ardemment campagne pour la fluidité. » (p.126-127)
Les causes de la crise migratoire ne doivent donc pas être appréhendées à l’aune des contextes socio-économiques des pays du Sud, du capitalisme sauvage, et encore moins des situations politiques et géopolitiques – dictature, autoritarisme, instabilité politique, ploutocratie, guerre civile, exploitation, impérialisme, catastrophe naturelle, etc. – desdits pays le plus souvent en guerre et en proie à la misère. Certainement pas. Si migration massive il y a, c’est à cause de « l’esprit de la technique » arraisonnant sauvagement le monde, et de la bénédiction naïve des partisans inconditionnels de l’Autre et du hors-sol, à défaut du Même et du Lieu. Ainsi voit-on à l’œuvre comment est usité le bagage heideggérien par le philosophe médiatique. Heidegger sert ici de caution intellectuelle à tous les objets, désirs, phantasmes, pulsions de l’académicien, qui sublime et transmute par la renommée du nom et de thèmes ou concepts du philosophe allemand – qu’il ne développe et n’enrichie pas –, les mêmes propos identitaro-réactionnaires qu’il a coutume de servir quotidiennement sur la scène médiatique, en bon partisan du « journalisme transcendantal ». Là encore, Finkielkraut, à la manière d’Heidegger, n’aura fait que transmuter en discours philosophique, son discours médiatique et politique courant, accoutumé, banalement banal.
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