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L’universel ne mérite pas une heure de peine


§ 1. C’est avec une certaine hostilité à l’égard de l’universel que se sont constitué la plupart des mouvements d’« émancipation » contemporains – féminisme, LGBTQ, indigénisme décolonial, judaïsme moderne, islamisme, etc. En ce sens, contrairement à ce qu’énonçait Abdellali Hajjat : les dominés n’ont pas intérêt à l’universel[1]. Bien au contraire, ils ont davantage intérêt au relativisme ou perspectivisme solipsiste (féminisme, LGBTQ), au particulier pour seule fin et seule gloire (judaïsme, négritude), ou pis, à l’universalisme-faussaire, c’est-à-dire l’universalisme impérial comme vengeance et retournement (islamisme). La conscience et le regard du dominé en révolte est un regard archi-politique qui a pour fondement, non pas l’universel, mais le particulier, ou plus précisément : la différence, érigée en politique de puissance et d’émancipation. Cette idée, Norman Ajari l’exprime avec force et conviction dans son ouvrage La dignité ou la mort : « L’histoire de la pensée de la dignité noire est en grande partie celle des efforts de politisation du particulier. Ce simple fait est insuffisant pour justifier de le tenir pour barbare, réactionnaire ou même inintéressante et peu décisive. »[2] Là encore, pour Ajari et la majorité des penseurs contemporains, l’universel est suspect. Pour le philosophe, il faut se garder « de tout volontarisme universaliste » : « Car c’est le désir affirmé, affamé, d’aboutir à l’universel, et non le concept d’universalité lui-même, qui est invariablement solidaire des prédations coloniales et de la division du monde selon l’axe des civilisés et des barbares. (…) élire l’universalité comme un but ou une condition explicite de la politique, c’est s’emmurer dans une logique coloniale qui place à son principe l’abolition de l’altérité. »[3] Cette conception se fonde sur une fausse idée de l’universel. Bien au contraire, les prédations coloniales ou religieuses n’ont rien à voir avec une logique universaliste mais bien plutôt à un chauvinisme du particulier désirant l’expansion narcissique de soi et par la même l’uniformisation de ce qui est, usant ainsi d’un simulacre d’universel, c’est-à-dire, comme l’exprime François Julien, d’une uniformisation et non pas d’une universalisation : « l’universel est ‘‘tourné’’ vers l’Un – uni-versus – et traduit une aspiration à son égard, l’uniforme n’est, de cet un, qu’une répétition stérile »[4]. Emmanuel Levinas dans ses Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, déjà, mettait en garde et expliquait la différence entre un principe authentiquement universel et un principe n’en portant que l’apparence. S’appuyant sur l’idéologie raciste du IIIème Reich pour illustrer son propos, il expliquait brillamment :

« Comment l’universalité est-elle compatible avec le racisme ? Il y aura là – et c’est dans la logique de l’inspiration première du racisme – une modification fondamentale de l’idée même d’universalité. Elle doit faire place à l’idée d’expansion, car l’expansion d’une force présente une tout autre structure que la propagation d’une idée. L’idée qui se propage, se détache essentiellement de son point de départ. Elle devient, malgré l’accent unique que lui communique son créateur, du patrimoine commun. Elle est foncièrement anonyme. Celui qui l’accepte devient son maître comme celui qui la propose. La propagation d’une idée crée ainsi une communauté de ‘‘maîtres’’ – c’est un processus d’égalisation. Convertir ou persuader, c’est créer des pairs. L’universalité d’un ordre dans la société occidentale reflète toujours cette universalité de la vérité. Mais la force est caractérisée par un autre type de propagation. Celui qui l’exerce ne s’en départ pas. La force ne se perd pas parmi ceux qui la subissent. Elle est détachée à la personnalité ou à la société qui l’exerce, elle les élargit en leur subordonnant le reste. Ici l’ordre universel ne s’établit pas comme corollaire d’expansion idéologique – il est cette expansion même qui constitue l’unité d’un monde de maîtres et d’esclaves. La volonté de puissance de Nietzsche que l’Allemagne moderne retrouve et glorifie n’est pas seulement un nouvel idéal, c’est un idéal qui apporte en même temps sa forme propre d’universalisation : la guerre, la conquête. »[5]

On a dans cet extrait une excellente définition de ce qu’est l’universel et de ce que peut être son envers perverti. Un universel véritable se déplie et se déploie toujours, en puissance, de façon générique, malgré sa singularité première – son origine première. C’est sa virtuelle généricité, c’est-à-dire, le fait qu’il puisse être produit et reproduit ailleurs, dans un autre monde, dans un autre esprit, qui consacre son absoluité et son adresse au pour-tous ; voilà pourquoi Levinas écrit que : « Celui qui l’accepte devient son maître comme celui qui la propose ». En ce sens, une Idée, une valeur, une pratique universelle, ne s’impose jamais par la force, pour la simple et bonne raison qu’elle n’en a guère besoin. La force de l’universel est nécessairement spirituelle – au sens de l’esprit –, et non point physique – au sens de la coercition et de la brutalité. L’universel s’impose bon gré mal gré pour la simple et bonne raison qu’il finit par apparaitre comme une nécessité de l’esprit et de l’âme, il fait plier l’égo sous son autel – ou au contraire pour les négateurs, renforce le processus de refoulement ou de dénégation du vrai. C’est pour cette raison que la singularité d’un universel tient de ce qu’il ne peut jamais se faire imposition, il laisse libre le sujet à l’égard de lui-même, il ne s’érige pas en idole, et par lui, la pensée peut se poursuivre : « l’aspect essentiel de la vérité, écrivaient Adorno et Horkheimer, est justement que l’on y prenne part en tant que sujet actif. On peut entendre des propositions qui sont vraies, mais on ne découvre leur vérité que si l’on pense pendant qu’elles sont prononcées et qu’ensuite on continue à penser »[6]. § 2. Comme l’universalité véritable est par essence générique, c’est-à-dire, vide, elle ne peut en aucun cas être une abolition de l’altérité, mais tout simplement son dépassement par la vacuité, la caducité, l’indifférence qu’elle fait subir à celle-ci, cette particularité se gargarisant d’elle-même – en bonne idole qu’elle est, qu’elle soit dominante ou dominée. L’altérité existe bel et bien, mais elle est sans valeur devant l’universel qui se suffit à lui-même. Un théorème mathématique ou toute autre vérité scientifique, un geste éthique d’une radicalité sans précédent, une politique et une philosophie politique novatrice, une œuvre d’art époustouflante, une histoire d’amour authentique ; toutes ces expériences témoignant de leur universalité, n’ont guère besoin de détruire quoi que ce soit matériellement pour exister, parce qu’elles l’ont déjà fait du simple fait de se donner-à-voir, d’apparaitre, au dépend même de la volonté des individus – qu’on pourrait qualifier de « négateurs » –, dans le concept, dans le symbolique et l’imaginaire – c’est-à-dire, spirituellement ; mais aussi, affectivement, dans les ‘‘cœurs’’. Elles se suffisent à elles-mêmes, fussent-elles critiquées et détestées (pour un temps). On peut même affirmer, peut-être, que la destruction physique desdites expériences – portées et véhiculées par des individus, des institutions, des objets mnémotechniques – ne suffirait pas à en détruire leur existence virtuelle, qui perdureront infiniment – précisément, parce que génériques, et donc, en puissance, reconductibles et reproductibles par tous, c’est-à-dire, actualisables. Mais l’argument principal d’Ajari ne se tient pas là ; ce qui pour lui pose problème avec la notion d’universel, c’est son caractère à la fois abstrait, inopérant, inadapté voire inutile dans des situations de radicales oppressions : « Veiller à l’universel, se préoccuper de l’universalité de son discours lorsqu’une transformation radicale de l’ordre social s’impose comme une affaire de survie, pour paraphraser le vieux chef de village des Sept samouraïs de Kurosawa, équivaut à se soucier de sa barbe quand sa tête ne tient qu’à un fil. »[7] Tandis qu’en vérité, c’est bien le discours du particulier qui, justement, en conscience, se préoccupe exclusivement de sa barbe tandis que sa tête ne tient qu’à un fil, se demandant si elle est encore une authentique barbe d’indigène, de Noir, d’Arabe, de Musulman et non pas une barbe d’aliéné « Blanc ». C’est bien l’être-rivé vers le particulier qui se demande ad nauseam s’il est effectivement dans une authentique filiation à lui-même et ses ancêtres, s’il est dans la docte dévotion de l’héritage des anciens, de leur mode d’être, de leur histoire, de leur combat transmis d’âge en âge, etc. – car il faut savoir faire preuve d’un « salafisme » de la lutte sous peine d’inauthenticité vis-à-vis de son « essence », celle-là même qu’on ne peut jamais fuir et qui colle telle une glu. A ce titre, l’un des adversaires privilégiés du philosophe décolonial n’est autre qu’Alain Badiou. Il résume la position du métaphysicien comme suit : « ‘‘Séparer durement chaque processus de vérité de l’historicité ‘culturelle’ ou l’opinion prétend le dissoudre : telle est l’opération ou Paul nous guide.’’ [Il cite Badiou ici, N.D.A] L’universalisme de Paul implique donc qu’il n’y a pas d’exceptions, pas de différences, pas de communautés, mais seulement une parole de vérité qui s’adresse identiquement à toutes et tous. »[8] Or, c’est cette adresse au pour tous, d’une vérité, transcendant les diverses strates de particularités, qui déplait à Ajari. La raison en est que, devant un évènement et les vérités qu’il engendre, ces dernières égalisent tout un chacun ; de telle sorte que, par exemple, « l’esclave et le maître sont à égalité face à l’évènement, face à l’adresse d’une parole universelle. [De telle sorte que, N.D.A] Cela signifie qu’ils sont tous deux des récepteurs et des émetteurs légitimes d’un discours apostolique, c’est-à-dire militant. L’esclave et le maître, en somme, seraient égaux devant l’universel et l’idée de liberté. »[9] Cette égalisation des conditions – fût-elle uniquement spirituelle –, cette transpercée des âmes, ce foudroiement devant le sublime, cet appel à une communion face au vrai, est jugé par notre intellectuel, d’abstraction mortifère et irréaliste, d’une insulte faite à la dignité des opprimés ; pis, un même appel ne peut selon lui être reçu de la même façon par deux groupes différents, car « la théologie noire enseigne qu’à l’instant précis ou l’esclave et le maître s’approprient une même parole religieuse, il n’y a plus qu’une religion ; il y en a deux : celle des opprimés et celle des oppresseurs. »[10] En ce sens, la proclamation de Saint Paul dont Badiou se fait le porte-parole, selon laquelle « il n’y a plus ni esclave ni homme libre », ne rendrait pas illégitime l’institution esclavagiste, dès lors Badiou serait le promoteur d’une philosophie du statu quo, une pensée bourgeoise et « blanche », ne songeant pas aux conditions réelles d’existences des minorités dominées ayant la mort pour intime compagne. La conception badiousiste de l’universel n’a donc « rien d’une audace philosophique révolutionnaire ou iconoclaste, puisqu’elle est superposable, notamment, à celle que l’idéologie laïque française officiel porte en étendard », c’est-à-dire, celle que pourrait porter par exemple Henri Pena-Ruiz[11]. Affirmer ceci, c’est ignorer – volontairement ou pas – que Badiou s’est vivement et brillamment opposé à l’interdiction du port du voile, non pas au nom de quelque respect ou tolérance pour les traditions religieuses ou culturelles de minorités, mais par indifférence volontariste : porter ou non le voile, ne vaut rien. Et en tant que tel, il s’agit d’une fausse question et d’un faux problème : « Tout le jargon sociétal sur les ‘‘communautés’’ et le combat aussi métaphysique que furieux entre ‘‘la République’’ et ‘‘les communautarismes’’, tout cela est une foutaise. Qu’on laisse les gens vivre comme ils veulent, ou ils peuvent, manger ce qu’ils ont l’habitude de manger, porter des turbans, des robes, des voiles, des minijupes ou des claquettes, se prosterner à toute heure devant des dieux fatigués, se photographier les uns les autres avec force courbettes où parler des jargons pittoresques. Ce genre de ‘‘différences’’ n’ayant pas la moindre portée universelle, ni elles n’entravent la pensée, ni elles ne la soutiennent. Il n’y a donc aucune raison, ni de les respecter, ni de les vilipender. Que ‘‘l’Autre’’, – comme disent après Levinas les amateurs de théologie discrète et de morale portative – vive quelque peu autrement, voilà une constatation qui ne mange pas de pain. (…) Le seul problème concernant ces ‘‘différences culturelles’’ et ces ‘‘communautés’’ n’est certes pas leur existence sociale, d’habitat, de travail, de famille ou d’école. C’est que leurs noms sont vains là où ce dont il est question est une vérité, qu’elle soit d’art, de science, d’amour ou, surtout, de politique. Que ma vie d’animal humain soit pétrie de particularités, c’est la loi des choses. Que les catégories de cette particularité se prétendent universelles, se prenant ainsi au sérieux du Sujet, voilà qui est régulièrement désastreux. Ce qui importe est la séparation des prédicats. Je peux faire des mathématiques en culotte de cheval jaune et je peux militer pour une politique soustraite à la ‘‘démocratie’’ électorale avec une chevelure de Rasta. Ni le théorème n’est jaune (ou non-jaune), ni le mot d’ordre qui nous rassemble n’a de tresses. Non plus d’ailleurs qu’il n’a d’absence de tresses. Que l’école soit, dit-on, fort menacée par une particularité aussi insignifiante que le foulard de quelques filles amène à soupçonner que ce n’est jamais de vérité qu’il y est question. Mais d’opinions, basses et conservatrices. »[12] On est bien loin des allégations « laïcistes » et « républicanistes » dont nous parle Norman Ajari. Au contraire, une pure et simple position conséquente d’un penseur conséquent : le particulier ne vaut rien en regard de la pensée et de l’universel, ce faisant, il n’y a donc aucune raison ni de le « respecter » ni de le « vilipender ». Le laisser être, dans sa teneur de moindre et banale existence, et rien de plus. Ce qu’il expliquait déjà dans son Saint Paul. La fondation de l’universalisme en 1997 au sujet des traits ou des signes de distinctions, d’élections, de privilèges quels qu’ils soient : « (…) si dans son être l’évènement est tributaire de son site, dans ses effets de vérité il faut qu’il en soi indépendant. Ce n’est donc pas que le marquage communautaire (la circoncision, les rites, l’observance minutieuse de la Loi) soit indéfendable ou erroné. C’est que l’impératif postévènementiel de la vérité le rend (ce qui est pire) indifférent. Il n’a plus de signification, ni positive ni négative. Paul n’est pas opposé à la circoncision. Son énoncé rigoureux est : ‘‘La circoncision n’est rien et l’incirconcision n’est rien non plus’’ (Cor. I.7.19). Cet énoncé est évidemment sacrilège pour les judéo-chrétiens. Notons qu’il n’est pas pour autant un énoncé pagano-chrétien, puisque l’incirconcision n’y revêt aucune valeur particulière, ni n’est en aucune façon exigible. »[13] En ce sens, et c’est ce qui dérange Ajari, la particularité noire, la négritude donc, n’a aucun privilège, aucun intérêt décisif, aucune espèce d’importance aux yeux d’un Badiou ou d’un universaliste conséquent.

§ 3. L’intellectuel proche du PIR soutien au contraire que le particulier a une importance capitale dans le processus d’émancipation, mais aussi dans l’existence elle-même, que le particulier est ce qui, au fond, tient lieu du sens même de l’être. Or, préférer l’universel au particulier, c’est consacrer « l’indifférence entre celles et ceux pour lesquels cette vérité pourrait revêtir une importance vitale et ceux desquels, à l’image de Paul lui-même, elle ne vient que tromper l’ennui, conférant un peu de saveur et d’intensité à des existences mornes ou spleenétiques. »[14] Une philosophie de « nanti », se prenant de passion pour une Idée, sans raison ; Badiou méconnaitrait donc que « hors de l’expérience de l’oppression, sans l’affliction d’une vie sous le constant regard de la mort, il n’y a aucune bonne raison (c’est-à-dire aucune raison qui soit éthico-politique, et non superstitieuse) d’adhérer au christianisme et à sa thèse de la résurrection, pour la simple raison qu’elle ne répond alors à aucune nécessité, à aucun besoin vital de libération. »[15] Notons dans un premier temps que Badiou n’a que faire d’une supposée « résurrection des corps » et que ce qui compte pour lui n’est pas le contenu de l’évènement dont parle Paul, mais la forme du geste d’affirmation de l’évènement. Ensuite, des mouvements de libérations par des minorités oppressées, via la théologie chrétienne – ou islamique – ont bel et bien existés, et ou, à défaut de l’idée de résurrection en soi, c’est l’Idée d’égale-humanité par exemple – Idée nécessairement universelle – qui fût l’un des moteurs de la praxis révolutionnaire. Enfin, l’idée selon laquelle Badiou serait aveugle aux conditions d’oppressions tel l’esclavage par exemple, de telle sorte que l’universalisme proné par Paul, conduisant les sujets-humains à l’égalisation des conditions devant l’évènement sans pour autant invalider les institutions esclavagistes, ne tient pas pour plusieurs raisons : au-delà du fait que le philosophe français milite pour un communisme rigoureux – dont il en fait plus qu’une hypothèse – depuis fort longtemps, l’objection vacille rapidement puisqu’il suffit de se rapporter au « Livre I » de Logiques des mondes, pour voir cette thèse rapidement brocardée. En effet, Badiou y expose la formalisation d’un sujet post-évènementiel ; et pour ce faire, il donne entre autres pour exemple, la libération des esclaves par Spartacus. A l’évènement-révolte, le gladiateur noue ensemble le corps des esclaves, et la trace de l’évènement synthétisé sous l’énoncé : « Nous, esclaves, nous voulons retourner chez nous », constituant ainsi une nouvelle forme subjective. Conjonction qui commandera l’ensemble des stratégies à venir pour mener à bien cet objectif. Les anciens esclaves ne sont donc plus esclaves et montrent à leurs semblables de conditions qu’il est possible de ne plus l’être de façon effective. L’ensemble de ces opérations constituent donc une « production subjective », qui tire les conséquences dans le temps du tracé de l’évènement, « c’est-à-dire d’un principe indexé au possible : ‘‘Nous, esclaves, nous voulons et pouvons retourner chez nous.’’ »[16] Mais l’auteur de l’Être et l’évènement ne s’arrête pas là, poursuivant ses réflexions : l’évènement-Spartacus constitue l’avènement d’une vérité (nouvelle) dont le contenu peut être résumé ainsi : « l’esclavage n’est pas naturel ». Et par « vérité(s) », Badiou entend ceci :

« ‘‘Vérité’’, je le rappelle, c’est le nom général que donne la philosophie à l’ensemble de ce dont nous venons de parler, c’est-à-dire à l’ensemble des productions dans le temps et dans l’espace de quelque chose qui peut, pour des raisons solides, prétendre avoir une valeur universelle. Certes c’est un sens un peu particulier du mot ‘‘vérité’’, parce que vérité d’habitude c’est quand je dis quelque chose de vrai au lieu de raconter une blague. C’est ça la signification ordinaire du mot vérité. Or là, ça dépasse un peu les choses parce que ‘‘vérité’’, ça va pouvoir être aussi bien un tableau de Picasso, la révolution bolchévique, Roméo et Juliette, ou le théorème de Pythagore, car ce sont des exemples de ‘‘vérités’’. »[17]

Or, en tant que toute vérité est éternelle, « d’aucune vérité on ne peut dire, sous prétexte que son monde historique s’est disloqué, qu’elle est à jamais perdue. »[18] Raison pour laquelle Badiou, pour illustrer l’immortalité des vérités, mobilise l’exemple de la première révolte victorieuse d’esclaves (1791-1804) sous l’égide de Toussaint-Louverture à Saint Domingue : « Celle qui a rendu réel le principe de l’abolition de l’esclavage, conféré aux Noirs le statut de citoyens, et, dans l’enthousiasmant contexte de la Révolution française, créé le premier État dirigé par d’anciens esclaves noirs. En somme, la révolution qui libère entièrement les esclaves noirs de Saint-Domingue constitue un nouveau présent pour la maxime d’émancipation qui anime les compagnons de Spartacus : ‘‘Les esclaves veulent et peuvent, par leur propre mouvement, décider d’être libres.’’ Et cette fois, les propriétaires blancs ne pourront rétablir leur pouvoir. »[19] Toussaint-Louverture sera surnommé par le gouverneur Laveaux de « Spartacus noir ». Aussi, en 1919, les insurgés communistes de Berlin mobiliseront également le signifiant « Spartacus ». Qu’est-ce à dire ? : que la vérité exhumée, produite et portée par Spartacus, quelles que soit les formes de dénies ou d’occultations dont elle a à faire face dans le temps, ne peut que, à termes, réapparaitre, telle une « résurrection ». « Comme elle l’avait été à Saint-Domingue dans l’exaltation mondiale provoquée par la mise au travail, pendant la Révolution française, de principes universels égalitaires. C’est dire qu’avec la vérité dont il est le corrélat (‘‘l’esclavage n’est pas naturel’’), le sujet dont le nom est ‘‘Spartacus’’ transite de monde en monde à travers les siècles. Spartacus antique, Spartacus noir, Spartacus rouge. »[20] Slavoj Zizek ira même jusqu’à dire qu’on ne peut considérer l’évènement de la révolution française comme universel qu’en tant qu’il fut effectivement « répété » – c’est-à-dire, dépassé-subsumé-conservé (Aufhebung) – par la révolution haïtienne[21]. Tout ce qu’abhorre in fine Ajari et bien d’autres identitatristes, puisque la logique badiousiste réduit à néant toute forme de narcissisme du particulier, de l’exclusivité mémorielle, de chauvinisme ethno-politico-centré.


[1] Abdellali Hajjat, Immigration postcoloniale et mémoire, L’Harmattan, Paris, 2005, p.141 [2] Norman Ajarai, La dignité ou la mort, La découverte, Paris, 2019, p.161 [3] Ibid., p.162 [4] François Julien, De l’universel, Fayard, Paris, 2008, p.31 [5] Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Payot & Rivages, Paris, 1997, p.22-23 [6] Max Horkheimer, Théodor Adorno, La dialectique de la raison, Gallimard, Paris, 1983 [7] Norman Ajari, La dignité ou la mort, opus cité, p.161 [8] Ibid., p.146 [9] Ibid., p.148-49 [10] Ibid. [11] Henri Pena-Ruiz, Qu’est-ce que la laicité ?, Gallimard, Paris, 2003 [12] Alain Badiou, Circonstances 2, Léo Scheer, Paris, 2004 [13] Alain Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, PUF, Paris, 2015, p.28 [14] Norman Ajari, opus cité, p.151 [15] Ibid., p.150 [16] Alain Badiou, Logiques des mondes, Seuil, Paris, 2006, p.59 [17] Alain Badiou, Alain Badiou par Alain Badiou, PUF, Paris, 2021, p.31 [18] Alain Badiou, Logiques des mondes, opus cité, p.75 [19] Ibid., p.73 [20] Ibid., p.74 [21] Alain Badiou, Slavoj Zizek, « Séminaire », 1er juin 2015, https://www.youtube.com/watch?v=WQ-JtoOcZZ8

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