Il n’y a pas de « communautarisme » musulman
De tous les griefs accolés aux musulmans de France, celui de « communautarisme » à la vie dure et il est le plus ravageur. Il faut le dire tout net : il n’y pas de communautarisme musulman, au sens d’une communauté d’intérêts, conscientisée, structurée, organisée, et surtout hermétique et enclavée, en vue de projets politiques, sociaux ou économiques spécifiques – comme par exemple, une fantasmatique « islamisation de la France ». Si communautarisme il y’a il est davantage subi que produit volontairement, informel et déstructuré que réflexif et organisé. Il n’est par ailleurs que la traduction sociologique de la ségrégation spatiale déjà préexistante depuis fort longtemps, d’une précarisation et exclusion socio-économique – notamment en banlieue –, de même que d’une discrimination « raciale » et « religieuse » d’un large pan du groupe minoritaire en question. Concentrées dans des zones urbaines spécifiques et non désirées, tendanciellement refoulées des lieux de pouvoir et de culture légitime, il est tout à fait normal que ces populations finirent par produire des « formes-de-vie » particulières fondées, entre autres et non pas de façon exclusive, sur l’une de leur spécificité elle-même mise-au-ban, à savoir la spécificité religieuse : lieux de cultes, boucheries, fast-foods, friperies, prêt-à-porter, épiceries et autres petits commerces locaux. Bref, de produire de la culture.
De la culture
La culture, étymologiquement, vient du latin cultura qui sous sa forme verbale de colere signifie entre autres : habiter, cultiver – au sens de l’agriculture –, célébrer, etc. En somme, la culture est en quelque sorte la « matière » qui viendra remplir une « forme » sociale particulière propre à une société – structure objective socio-économique de classe, ou politico-religieuse de caste (comme en Inde) ou d’état (comme dans l’Ancien régime), par exemple[1]. Il est donc tout à fait normal qu’un groupe social, dans des conditions d’existence matérielles et politiques particulières finissent par produire de la culture, c’est-à-dire, à cultiver l’espace et les structures sociales qui sont les siens. Contrairement aux dires de Bernard Rougier et consorts, l’émergence de mosquées, de marchés, de commerces halal, de librairies et même d’écoles confessionnelles n’est pas le signe d’une islamisation de l’espace social, ce n’est pas la preuve d’une « conquête territoriale » voulue et préparée de la part d’organisations idéologiques formelles ou informelles selon un « agenda politique » précis, mais ni plus ni moins que l’expression culturelle, socio-logique, d’appropriation du lieux de vie immédiat, d’acclimatation, d’intégration et d’acculturation en somme – de la même façon que les Vème ou VIème arrondissements font l’objet d’une appropriation bourgeoise et élitiste du lieu ; ou que d’autres quartiers plus populaires se voient subir ce qu’on appelle une « gentrification ». Une appropriation toujours prise et éprise de toute l’hybridation culturelle, urbaine, architecturale, démographique, socio-économique, politique, historique, psychique de l’espace en question, et qui dessine la « structure du quotidien » des individus.
Hybridation culturelle
L’islamité supposée hégémonique selon les dires du sociologue, est en vérité, en territoire dit « conquis », toujours mêlée, bon gré mal gré, à toute l’étendue des autres formes culturelles – religieuses (protestante notamment), nationales, ethniques, de classe, populaire, etc. –, qui participent de cet écosystème pluriel dont le dénominateur commun principal, massif et persistant, reste en tout état de cause, la relative précarité socio-économique de ces territoires, marqués par un taux de chômage élevé, une forte concentration de jeunes, et une forte délinquance et criminalité[2]. Et sur ce point, le président Emmanuel Macron a parfaitement raison d’expliquer que :
« Nous [les gouvernements successifs, N.D.A] avons nous-mêmes construit notre propre séparatisme. C’est celui de nos quartiers, c’est la ghettoïsation que notre République, avec initialement les meilleures intentions du monde, mais a laissé faire, c’est-à-dire que nous avons eu une politique, on a parfois appelé ça une politique de peuplement, mais nous avons construit une concentration de la misère et des difficultés, et nous le savons très bien. Nous avons concentré les populations souvent en fonction de leurs origines, de leurs milieux sociaux. Nous avons concentré les difficultés éducatives et économiques dans certains quartiers de la République. (…) Nous avons créé ainsi, des quartiers où la promesse de la République n’a plus été tenue. »[3]
Or, là où le président se trompe selon nous, c’est que, là où la pauvreté et la violence domine, ce n’est jamais le religieux en tant que tel qui prend le pas sur les multiples modes d’être déjà existant, pour la simple et bonne raison que ces lieux fragilisés, « imposent » de vivre avec toutes sortes de « maux » sociaux impliquant quasi nécessairement des mœurs aux antipodes de l’idéal de pureté religieuse – même, et surtout, le plus rigoriste qui soit comme le salafisme – : trafic de drogue, vol, agression, langage grossier, mensonge, malhonnêteté, oscillation entre misère sexuelle et sexualité débridée et cachée (voire prostitution parfois), désobéissance, désinvolture, vagabondage, désœuvrement, culture musicale urbaine (Rap, RnB, Hip-hop), danse jugée provocatrice, style vestimentaire marqué par la culture de cité, hyper-consommation comme seule fin existentielle, culture de la provocation et de la défiance, de l’opposition, formation de bande, culture numérique et vacuité de l’étalage de la vie privée (Instagram, Snapchat, Tik-Tok, etc.), culture de la « malbouffe », désintérêt et apolitisme affiché, échec scolaire, etc. La conquête des mentalités devient donc un enjeu de lutte entre les agents polarisateurs de conscience – clercs, politiques, militants, influenceurs, etc. – bataillant pour le monopole de la « vie bonne » légitime, et ce, non pas par aspiration politique – dans le cas des clercs en l’occurrence –, mais bien religieuse ; aspiration religieuse quasi incompréhensible pour certains contemporains, qui voient dans l’obsession du halal (licite) et du haram (illicite), du shirk (association divine), du kufr (mécréance), de la connaissance de la aqida (dogme) ou du fiqh (droit islamique), autant d’éléments politiques belliqueux ou de manipulations, là où ils ne sont que les éléments constitutifs – à tort ou à raison, encore une fois – de cette « vie bonne » dite « islamique ».
À ce titre, et pour donner un exemple glané au hasard, deux « influenceurs » musulmans se plaignaient en ce sens sur YouTube au sujet de cette hybridation culturelle – notamment concernant le rap et l’humour – délétère selon eux quant à l’intégrité spirituelle de l’« être musulman » authentique :
« Le discours qu’on a ce soir est surtout dirigé vers la jeunesse qui se dit musulmane et aime leur identité de musulman. Et à un moment ou à un autre, on va voir qu’il va y avoir des choses contradictoires avec [ce que dit l’islam, N.D.A] et d’autre part, il va y avoir une sorte de schizophrénie, parce que ce sont des jeunes du quartier, qui se retrouvent sous l’influence d’autres jeunes du quartier, de la musique en l’occurrence, le rap qu’ils écoutent, et également de quelques humoristes. (…) le discours du rap aujourd’hui ce sont des valeurs qui sont totalement en contradiction avec la religion. »[4]
Et, on ne peut comprendre ce genre de discussion « sérieuse » si l’on ne comprend pas que la religion en tant que telle fait sens et fait vie pour les agents y adhérant. La religion est proprement une illusio au sens fort du terme tel que le présentait Pierre Bourdieu, compris comme ce qui importe, ce qui intéresse, ce qui passionne, ce qui affecte, ce qui sort de l’ataraxie, ce qui est considéré comme digne d’investissement, qui est cru et aimé pour lui-même, considéré comme quelque chose ayant de la valeur, etc. Or, comme la religion dispose (quasi) nécessairement d’une orthodoxie, d’une orthopraxie et d’une dimension collective, il est tout à fait normal que ces individus puissent prendre au sérieux la condition religieuse de leurs contemporains et désirer, comme ils l’expliquent eux-mêmes : « non pas à imposer quoi que ce soit, mais uniquement faire le rappel au croyant ». Que ce rappel puisse constituer une hypothétique « violence symbolique », cela est l’évidence même du fait religieux tout court, de part cette dimension d’orthodoxie et d’orthopraxie consubstantielle de la structure religieuse – et particulièrement des monothéismes –, alimentant la « mauvaise conscience » par le rappel moral (souvent puritain) comme l’avaient compris Nietzsche ou Freud.
En somme et pour conclure, les supposés « islamistes » doivent et ne peuvent que faire « avec » ces séries de contraintes et réalités « en opposition à l’islam », qui, de fait, sont largement dominantes dans ces territoires et persistent en leur être, imposant des formes d’hybridations culturelles qui brouillent la fantasmatique pureté et hégémonie d’un écosystème islamiste puritain, rigoriste et archi-politique. Dès lors, si Loi souveraine il existe dans ces espaces, ce n’est certainement pas la Loi de Dieu (Shari’a), mais la Loi de la pauvreté, de la violence, de l’insécurité, des incivilités, de l’insalubrité, des logiques de l’honneur, de la paradoxale cohabitation des mœurs légères, à la fois visibles et cachées, et du puritanisme le plus éculé, de la relative déstructuration des services publics, de l’ennui, de la névrose, de l’angoisse et de la vacuité, etc. La Loi du choix de la nécessité, de la pression de l’urgence et de l’opium cathartique – qu’il se matérialise dans la religion, la drogue, la musique, le sport ou la sexualité. Il faut donc être très clair sur cette question : il n’y a pas de communautarisme ou de conquête territoriale islamiste sur le sol français. Nulle part, la Shari’a serait en vigueur dans on ne sait quel grand ensemble de France et de Navarre – et si tel était le cas, nous défions et invitons quiconque de nous le montrer ici et maintenant, sous nos yeux, parce que ce serait pour nous un terrain idéal d’investigation socio-anthropologique. Il n’y a pas, selon la logique paranoïaque zemmourienne par exemple, de « stratégie islamiste » d’« invasion », de « colonisation » et de « conflagration » en vue d’imposer l’islam en terre hexagonale.
[1] In fine, la « culture » peut être définie comme un ensemble de coutumes, de comportements partagés, de manières de faire quotidiennes et collectives, constituants des convenances et des conventions tacites ayant presque valeur de normes. [2] Les cas de Mohamed Merrah ou Amédy Coulibaly en sont des exemples patents. [3] « Lutte contre les séparatismes : le verbatim intégral du discours d’Emmanuel Macron », https://www.lefigaro.fr/politique/lutte-contre-les-separatismes-le-verbatim-integral-du-discours-d-emmanuel-macron-20201002 [4] Islammag, « Quand le rap et les humoristes blasphèment », https://www.youtube.com/watch?v=5yMzoksNtto (Extrait de Réflexions sur la question musulmane)
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