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Le courage de la vérité

« (…) La vérité vous rendra libres. » Jésus Christ La « condition minoritaire » est toujours aporétique, pis encore lorsque celle-ci est sous le joug de quelques pouvoirs répressifs. La domination appelle alors à l’émancipation, et celle-ci n’est guère aisée. Elle se balance entre le reniement de soi et l’auto-affirmation identitaire. Du moins, ce balancement, cet écartèlement, n’existe que si et seulement si le sujet reste dans le giron du (supposé) conflit des loyautés : conflit entre la loyauté vis-à-vis du groupe minoritaire et du groupe majoritaire. Le sujet est sommé de choisir son camp. Prenons quelques exemples. Natacha Polony dans un article récent explique : « Respecter les musulmans, c’est considérer qu’ils sont des Français comme les autres et qu’ils ne doivent pas être réduits à leur religion. Ce que permet la discrétion propre à une République qui met à distance les signes extérieurs d’appartenance. »[1]

En ce sens, nous dit-elle, être français, c’est ne point être « réduit » à sa religion, c’est mettre à distance les signes extérieurs d’appartenance. Bien. De l’autre côté, on entend : « Nous sommes totalement et profondément musulman de manière consciente, nous l’avons choisi délibérément, et comme nous avons grandi au cœur de la bête, nous sommes immunisés contre ses tentations et ses mensonges : nous sommes donc l’antidote (ou le virus selon le point de vue…) contre la maladie Modernité Occidentale affectant l’Islam et donc les plus dangereux pour le système. »[2] Le musulman en Occident et en France est au « cœur de la bête », il doit s’immuniser, se prémunir contre la contagion moderne pour « rester » musulman, de là sa dangerosité – pense-t-il. Conflit des loyautés donc, il faut choisir : la France ou l’islam. Misère de l’identitarisme. Laurent Bouvet a parfaitement raison, nous sommes dans l’« Âge identitaire » – bien qu’il y participe également sans même le voir. * Or, pour le chercheur de vérité, l’impératif du choix est et ne peut être qu’une fausse question, un faux problème. L’intellectuel n’a pas à être sommé de se plier à telle ou telle obédience, puisqu’il ne peut les reconnaître comme telle : abdiquer sa conscience et sa pensée à une autorité hétéronome reviendrait à saper les fondements même de son être – et de fait, même dans la fidélité d’une cause, l’intellectuel authentique finit toujours, peu ou prou, par devenir hétérodoxe et honni. Ainsi, l’intellectuel, parmi ce groupe minoritaire (mais pas seulement), refuse et doit refuser ce choix forcé. Il est et doit être un mécréant. A la manière du Juif Abraham, il dit : « Non à l’idolâtrie ». Non au tribalisme païen, religieux, racial, politique ou national. Il doit mécroire et désobéir aux idoles de ses pères et de ses beaux-pères. « Ni Dieu ni maître » dit une formule fameuse. * Dans ses Réflexions sur la question gay, Didier Eribon montre combien les pratiques de contestation et de lutte contre un pouvoir normatif, passent nécessairement par la production de « contre-discours » et de « contre-conduites », qui, quasi fatalement, « ne peuvent jamais se situer totalement en dehors de ce à quoi ils s’opposent et tentent de résister. »[3] Raison pour laquelle, toute tentative d’émancipation d’une structure oppressive ne peut se faire que par une certaine rupture d’avec ce qui constitue les éléments fondamentaux de l’asservissement – non pas tous les éléments comme il est souvent indiqué, mais ceux qui jouent les principaux rôles aliénants[4]. Ce repérage de ce qui « fait problème » doit donc se faire en toute vérité, en toute rigueur et toute honnêteté. Ce passage se fait alors sous l’égide d’une « rupture épistémologique », qui presque toujours, est aussi une rupture éthique, politique, sociale[5]. Rupture d’avec tel ou tel groupe social et leurs schèmes de penser, qu’il soit dominé ou dominant, auquel on appartient ou n’appartient pas, de telle sorte à inscrire le sujet de l’objectivation dans une forme d’exterritorialité et d’infidélité, c’est-à-dire, de liberté. Cette rupture, sous forme de quasi-évènement, ouvre l’être du sujet à l’Idée ; l’Idée de l’objet qu’il tente de saisir en son être : que ce soit un étant quelconque, un phénomène, une situation, une structure, etc. De telle sorte qu’il ne s’agisse pas – du moins pour nous – de produire une connaissance « oppositionnelle » vis-à-vis du monde, comme le suggère Geoffroy de Lagasnerie, mais une connaissance « vraie », ni plus ni moins. Ainsi le sujet objectivant ne peut qu’être traître à toute cause, tout groupe, toute conviction, parce qu’exclusivement fidèle aux vérités en dehors de tout autre chose – « ce n’est la sympathie qui conduit à la compréhension véritable, c’est la compréhension véritable qui conduit à la sympathie, ou mieux, à cette sorte d’amor intellectualis, qui fondé sur le renoncement au narcissisme, accompagne la découverte de la nécessité »[6], écrivait magistralement Pierre Bourdieu ; précisément ce qui fait défaut à une grande partie de l’intelligentsia et du militantisme qui, de toute part, font d’abord œuvre de sympathie a priori pour une cause, plutôt que d’une compréhension objective de celle-ci, compréhension dont doit dériver l’amour a postériori, qui est et ne peut qu’être « amour du vrai » fût-ce contre « pères et mères ». C’est exactement le sens des paraboles de Jésus Christ dans les Évangiles : « Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. Car je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère... » Ce passage peut être interprété comme suit : lorsqu’on cherche et dit la « vérité » – une « vérité » virtuellement et effectivement « vraie » –, contrairement à ce que l’on pourrait croire intuitivement, on ne « rassemble » pas, bien au contraire, on « divise ». Devant des vérités, tous les liens et frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme communautaire, de la sentimentalité idolâtrique finissent par se noyer dans les eaux glacées des chemins qui ne mènent nulle part… ou pas. Ainsi, il n’y a plus de « père » et de « fils », de « mère » et de « fille », de « descendant » ou d’« héritier » ; plus de hiérarchies et de supposée naturalité des choses du monde. La vérité, à la fois, égalise les individus devant elle, mais aussi, les arrache de tous liens ancestraux, communautaires, familiales, tribaux, identitaires, raciales, religieux, idéologiques, etc. Il n’y a plus « ni Juifs, ni Grecs » dit Saint Paul à juste titre. De là que le propre de la réaction psychique rétive face à une vérité soit la dénégation, c’est-à-dire, le recouvrement[7] : voir et reconnaître le vrai, mais ne point l’accepter, le refouler volontairement, le forclore. Cachez cette vérité que je ne saurais voir. * On comprend là, par exemple, le sens de la démarche de Julien Benda dans sa Trahison des clercs : l’intellectuel ne peut qu’être esprit libre ou rien ; un saint ou rien ; un traitre, parce qu’indépendant, ou rien[8]. L’intellectuel réclame, exige et impose la radicale indépendance, la souveraine insolence, la « solitude la plus reculée » pour reprendre Nietzsche ; il n’y a donc aucun sens à parler d’intellectuel collectif, d’intellectuel démocratique, ou même d’intellectuel critique ou spécifique. Il s’agit uniquement, pour l’intellectuel, le penseur, le chercheur, de « chercher et dire la vérité ». Se faisant le défenseur vigoureux de l’« intellectuel critique », Lagasnerie explique qu’être « critique » signifie : proposer une connaissance qui s’oppose au monde tel qu’il est, de telle sorte que le « vrai » sens de l’objectivation devienne celui-ci : « (…) la recherche de la vérité constitue par elle-même une entreprise oppositionnelle. Objectiver une institution ou une pratique [ou autre, N.D.A], c’est mettre en évidence comment elle nous maltraite, comment elle ment, comment elle repose sur des croyances et des pratiques irrationnelles – bref, en quoi elle est fausse. »[9] La « recherche de la vérité », pour le jeune philosophe, c’est dévoiler le Mal dans ce qui est ; c’est même, peut-être, présupposer voire infiltrer le Mal dans l’analyse, de façon a priori. Le problème d’une telle démarche, au-delà de l’axiomatique éthiquement orientée, réside dans le fait que ce n’est plus la rupture épistémologique qui induit une rupture sociale et politique, mais c’est d’abord la rupture sociale et politique – éthique donc – qui doit impulser, orienter et structurer la rupture épistémologique ; le savoir devient donc le valet et le servant du politique, de telle sorte que c’est bien le politique qui, in fine, a le fin mot de toute vérité possible. Nous nous opposons radicalement à ce type de démarche. Pour nous, le rôle de l’intellectuel, du chercheur, du penseur, ne peut en aucun cas se réduire ou se borner à une critique pour la critique, mais doit faire œuvre autant que faire se peut, d’analyse objective de ce qui est, et rien de plus. La radicalité d’une critique ne tient pas à son caractère subversif, révolutionnaire, politiquement incorrect, ou au contraire conservateur ou réactionnaire, mais à son degré de précision dans la saisie objective de ce qui est, à l’intime pénétration des objets objectivés – « aller aux choses mêmes », disait Husserl. Toute analyse qui vise juste en ce que la chose étudiée est, est radicale, subversive, révolutionnaire en ce qu’elle rompt avec le désir humain trop humain des petites attentes particulières – seule la « justice » ne peut être déconstruite disait Derrida, car la déconstruction, c’est la justice même[10]. Vouloir le vrai, c’est vouloir être juste, en ce double sens de la justesse et de la justice. * Norbert Elias, un brin présomptueux, n’a donc pas tort d’affirmer qu’il devrait y avoir plus de gens comme lui, « qui n’ont pas peur de ce qu’ils découvrent ». Puisqu’en effet, poursuit-il, « manifestement, les hommes craignent d’avoir de mauvaises surprises s’ils réfléchissent sur eux-mêmes avec un tant soit peu de réalisme. Prenez Freud : à sa façon, il voulait découvrir les choses telles qu’elles étaient réellement, indépendamment de ce que les gens avaient pu dire auparavant. Voilà la mission d’un scientifique, dans les sciences sociales comme dans les sciences de la nature. C’est cela l’éthique d’un scientifique. »[11] Et c’est cela que devrait être l’éthique tout court. Bernard-Henri Lévy ne s’y trompe pas également : « A-t-on le droit, reprendra Camus, de parler au nom de l’universel quand, renonçant à voir la vérité marcher au pas de la victoire, on a résolu de déserter ces grands rassemblements d’opinions, c’est-à-dire de préjugés, que l’on appelle les majorités ? (…) L’intellectuel pense que oui. Il pense que l’on peut être seul, ou presque, à manifester le vrai. »[12] Faire œuvre d’intellectualité, c’est bien souvent en effet, accepter d’être seul et contre tous, en tant que serviteur de la vérité exclusivement, sans autres obédiences. C’est accepter d’être Christ et Judas en même temps. * De là qu’on ne peut dissocier éthique et connaissance. La démarche épistémologique s’inscrit toujours dans une perspective « métacritique »[13] qui la conditionne et la déborde. Comme l’évoque Jean-Jacques Rosat : « qui cherche son chemin, doit d’abord décider ou il veut se rendre et, plus encore, ou il ne veut aller en aucun cas. ‘‘S’orienter en philosophie’’ n’est pas tant une affaire d’entendement que de volonté. »[14] Et c’est bel et bien ce vouloir qui est déterminant dans le processus de recherche et d’objectivation, constitutif du caractère éthique de cette pratique. Mais cette attitude éthique n’a rien à voir avec une quelque dimension du « Bien » telle que pourrait l’entendre le sens-commun : un « Bien » de gauche ou d’extrême gauche, par exemple, de droite, d’extrême droite, du centre, de la diagonale ou de l’oblique. L’éthique savante consiste en ceci que : assis, debout, couché, le penseur veut et cherche des vérités en toute chose, et lorsqu’il les trouve, il s’y soumet corps et âmes ; il fait plier son égo devant lesdites vérités. Libre à lui ensuite d’en faire ce qu’il veut dans la sphère éthico-politique, mais ceci ne peut venir qu’a posteriori, et ne peut en aucun cas guider la démarche théorico-analytique. * Un verset coranique dit ceci : « Ô gens du Livre, venez à une parole commune entre nous et vous : que nous n’adorions qu’Allah, sans rien Lui associer, et que nous ne prenions point les uns les autres pour seigneurs en dehors d’Allah » On peut laïciser, c’est-à-dire, profaner – restituer à l’usage commun, ou extraire le noyau rationnel dans ce « sacré » – le passage suivant – que nous modifions légèrement et volontairement en se le réappropriant – : « Ô gens de vérité, venez à une parole commune entre nous et vous, que nous n’adorions que les vérités seules sans rien leur associer, et que nous ne prenions point les passions, les erreurs ou les simulacres pour idoles. » Ainsi et toujours : amenez donc vos preuves, si vous êtes véridiques.


[1] Natacha Polony, « Français avant d’être musulmans », Marianne, https://www.marianne.net/agora/les-signatures-de-marianne/francais-avant-detre-musulmans?fbclid=IwAR1gTnajsvN2XbTbwNrwV0h5EI351tW2XIbyg7z-_eRIdC6V3IFjPHUYrWA [2] Aissam Ait-Yahya, « De la véritable utilité de la double-nationalité », PDF, Ana-Muslim. [3] Didier Eribon, Réflexions sur la question gay, Fayard, Paris, 1999, p.12 [4] Pour donner un exemple de démarche intellectuelle qui sait faire la part des choses, on pourra citer les travaux de Bernard Stiegler qui doit sa « radicalité » non pas à ses positions politiques, mais à ses positions intellectuelles ne faisant pas de compromis dans le monde des Idées, de telle sorte qu’il sait donner raison à qui de droit lorsque la situation le réclame. [5] Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Éditions Raison d’agir, Paris, 2001 [6] Pierre Bourdieu, les règles de l’art, Seuil, Paris, 1998, p.494 [7] Alain Badiou, L’Immanence des vérités. L’être et l’évènement, tome III, Fayard, Paris, 2019 [8] Julien Benda, La Trahison des clercs, Grasset, Paris, 2003 [9] Geoffroy de Lagasnerie, Penser dans un monde mauvais, PUF, Paris, 2017, p.56 [10] Jacques Derrida, Force de loi, Galilée, Paris, 2005 [11] Norbert Elias, « Interview biographique », in Norbert Elias par lui-même, Fayard/Pluriel, Paris, 2013, p.64 [12] Bernard-Henri Lévy, Éloge des intellectuels, Grasset, Paris, 1987, p.60-61 [13] Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Gallimard, Paris, 2020, p.140 ; Theodor W. Adorno, Minima Moralia, Petite bibliothèque Payot, Paris, 2003 ; Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir, Seuil/Gallimard, 2011 [14] Jean-Jacques Rosat, préface à Jacques Bouveresse, Pourquoi pas des philosophes ?, Essais IV, Agone, 2004, p.5

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