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Qu’est-ce qu’une pensée de « droite » ? Qu’est-ce qu’une une pensée de « gauche » ?


I. De la « dévotion » La majorité des intellectuels, de droite comme de gauche, font profession d’« idéologue ». Ils prêchent pour leur paroisse. « Idéologue », marqué par cette tendance à la « dévotion » au sens ou l’entendait Jean-Jacques Revel : « J’entends (…) par dévotion l’usage régulier de ce qu’on pourrait nommer l’argument par les conséquences, qui consiste, en présence d’un raisonnement ou de l’expression d’un sentiment, à prendre en considération non point la force des preuves ou le poids des faits sur lesquels ils se fondent, mais le caractère désirable ou indésirable des conclusions qu’ils comportent, par rapport à la prospérité d’une théorie ou d’une manière de penser ou de sentir auxquelles on tient… »[1] François Recanati de commenter : « l’idéologue a, essentiellement, un système de valeurs à défendre. » Assurément, c’est de cela dont il s’agit. La faculté de juger de l’idéologue est entièrement subsumée sous un « système de valeurs », fonctionnant comme « valeur-principe », donc au fondement du jugement et de l’évaluation. Ce système de valeur juge ce qui est à partir de ce qui doit-êtreson « doit-être » en l’occurrence –, à savoir ce qui est « désirable » ou « indésirable » pour l’agent. La « vérité » d’un jugement constatif ou descriptif – jugement de fait – trouve son origine, en amont, dans le jugement normatif – ou jugement de valeur – de l’agent énonçant tel ou tel énoncé[2]. Tombera dès lors sous le coup de l’« erreur » ou de la « fausseté », ce qui est « mauvais », « mal », « détestable », « désagréable » selon ce qu’en énonce l’horizon éthico-politique de l’idéologue ; sera « vrai » ce qui épousera le « bien », le « juste », le « bon », le « beau » conforme à son horizon propre.

II. Cosmologie et conception-du-monde Cette « dévotion » s’inscrit dans une « cosmologie » implicite – souvent insoupçonnée – que porte en eux ces intellectuels. D’abord, comme l’énonce Stoczkowski[3], ces projets nécessitent une « axiologie », donc une « théorie des valeurs », comportant à la fois les « valeurs négatives » constitutifs des « maux » de la société, et les « valeurs positives » nécessaires au bien-être de celle-ci. Ensuite, ces visions sont accompagnées d’une « ontologie », une façon de penser ce qui est, et plus précisément, ce qui dans l’être relèverait potentiellement du nécessaire et du contingent, produit de l’histoire et dont l’espérance de changement ou de modification devient alors possible ou pas. Enfin, ces deux conditions sont bouclées par une « étiologie », une « théorie des origines » ayant pour fonction, sous le mode d’un récit mytho-historique, « d’expliquer comment les propriétés hypothétiquement accidentelles du monde humain (anomie, rapports de domination, lutte de classes, guerres, surpopulation, destruction du milieu naturel, etc.) sont progressivement venues s’ajouter aux propriétés essentielles, pour y introduire des distorsions néfastes. »[4] Mais, précise l’anthropologue, il existe en vérité un quatrième élément constitutif de ces visions du monde, peut-être l’un des plus importants : l’élément « sotériologique ». Une sotériologie, c’est-à-dire, une « doctrine du salut », une promesse d’abolition ou d’atténuation du mal passant par un diagnostic et une méthode, une thérapeutique et une praxis. On est donc bel et bien en face d’une « cosmologie », c’est-à-dire, de « représentations totalisantes qui portent sur la forme du monde, sur les êtres qu’il abrite, sur les rapports entre ces êtres, sur les lois qui les gouvernent et sur la place de l’homme dans cet ensemble »[5], et ayant pour éléments opératifs : une axiologie, une ontologie, une étiologie et une sotériologie. C’est donc de ces cosmologies propres aux « intellectuels de droite » et de « gauche » que nous aimerions tenter de rendre compte, rapidement, dans ce qui va suivre.

III. Deux éthos idéal-typiques : théologiens et sophistes Nous dégageons de façon idéal-typique deux éthos intellectuels, l’un que nous qualifierons de « théologique » – marqué tendanciellement à droite –, l’autre « sophistique » – marqué tendanciellement à gauche. Théologie et théologiens Par théologie nous entendons toute conception-du-monde (cosmologie) ou discours qui, de près ou de loin, et de façon quasi a priori, entend dévoiler ou (re)fonder l’ordre (supposé) invariant de ce qui est (1 : axiologie). Il y a théologie chaque fois qu’il y a, comme le suggérait Deleuze : « être transcendant, vertical »[6] qui rompt la variabilité de toute chose par des « vérités » – souvent arbitraires – qui ont valeur de principes inaliénables (2 : ontologie), et qui le plus souvent sont, soit révélées, soit héritées du fin fond des âges, d’où leurs nécessités pour la vie humaine puisque ladite transcendance – qu’elle vienne du Ciel ou de la Terre et de l’Histoire – fonde et permet l’ordre des choses, donc l’ordre du monde. Sans eux, il n’y a que du chaos (3 : étiologie). Le but du théologien est de révéler, transmettre, montrer, remémorer, rappeler que derrière tout ordre ou chaos apparent, il y a des principes qui font sens, c’est-à-dire qui donnent origine et explication de ce qui est, ainsi qu’orientation et finalité à l’existence. Ainsi, il convient de à la fois de respecter lesdits principes, mais surtout de s’y soumettre sous peine de provoquer l’instabilité perpétuelle, la perdition, la décadence, le non-sens ou encore l’injustice véritable, le péché, la faute, la chute, la damnation, etc. (4 : sotériologie). En ce sens, le théologien dit ce qui est, ce qui doit être, mais surtout, ce qui ne peut qu’être – il y a là un enjeu de nécessité voire de fatalisme. Le célèbre philosophe britannique Roger Scruton, fervent « conservateur », illustre de manière quasi paradigmatique ce que nous entendons par « théologie » et prises de positions théologiques. Critiquant certaines idées de « gauche », qu’il qualifie de « désirs incohérents », il écrit : « Toute société est essentiellement basée sur des rapports de domination, ses citoyens étant reliés les uns aux autres par des attaches et se distinguant par le biais de la rivalité et de la concurrence. Aucune société ne transcende ces réalités humaines, et cela n’est pas souhaitable, dans la mesure où nous tirons notre satisfaction matérielle de ces choses. Mais qui dit attaches dit pouvoir ; et toute rivalité implique la nécessité d’un gouvernement. Comme l’exprima un jour Kenneth Minogue : ‘‘ le ver de la domination réside au cœur de la nature humaine, et la conclusion qui s’impose à nous est que toute tentative de renverser la domination, au sens métaphysique compris dans l’idéologie, est une tentative de détruire l’humanité.’’ En tant qu’êtres politiques, nous devrions chercher à atténuer l’exercice du pouvoir qui cimente la société, plutôt qu’à l’éliminer. Au lieu d’aspirer à un monde sans pouvoir, nous devrions tendre à un monde ou le pouvoir est accepté, et ou les conflits sont résolus conformément à une conception commune de la justice. »[7] On a dans ce tout petit extrait, tous les « éléments » d’une pensée théologique : « Toute société est essentiellement basée sur des rapports de domination, ses citoyens étant reliés les uns aux autres par des attaches et se distinguant par le biais de la rivalité et de la concurrence. Aucune société ne transcende ces réalités humaines (…) », ou est rappelé ici l’ordre premier et fondamental des choses, fondé sur des rapports sociaux de domination comme seule possibilité, puisque, selon le philosophe, aucune société ne « transcende » cette réalité ; aussi, la pulsion de domination est au principe de l’humanité elle-même, et est ce faisant, indépassable sous peine de tomber dans la mise en danger du bon fonctionnement des choses (1. L’ordre ; 2. Les principes et leurs fonctions de donateurs de sens). Ce faisant, il faut accepter ce principe de domination, l’accepter, le chérir et l’apprivoiser de telle sorte à éventuellement le réduire sans jamais chercher à l’abolir : « En tant qu’êtres politiques, nous devrions chercher à atténuer l’exercice du pouvoir qui cimente la société, plutôt qu’à l’éliminer. Au lieu d’aspirer à un monde sans pouvoir, nous devrions tendre à un monde ou le pouvoir est accepté (…) » Par conséquent, à supposer même qu’une société donnée souhaite dépasser cet état de fait et de ‘‘nature’’, « cela ne serait pas souhaitable », puisque tous les individus vivent et jouissent, consciemment ou non, de cette situation ; de plus, cela engendrerait inéluctablement une série de conséquences néfastes et dangereuses synonyme de chaos et de décadence : « (…) la conclusion qui s’impose à nous est que toute tentative de renverser la domination, au sens métaphysique compris dans l’idéologie, est une tentative de détruire l’humanité. » (3. Perte, chaos et décadence.) D’où le fait qu’il s’agisse de « désirs incohérents » et qu’il faille s’en prémunir, voire les combattre (4. Paniques morales). La vérité à laquelle le théologien est attaché et qu’il communique est une vérité particulière et transcendante. Particulière en ce sens qu’elle relève du particulier c’est-à-dire qu’elle est un « bien » dont personne ne peut se targuer d’avoir ou de produire de manière autonome ou générique en dehors de ceux qui la professent par leurs soumissions et qu’ils héritent de façon miraculeuse et élective ou par transmission du fond des âges. Vérité transcendante enfin, en ce sens que c’est elle – la transcendance, qu’elle vienne du Ciel ou de la Terre – qui fonde sa particularité et sa supériorité sur toute autre vérités par son hétéronomie même. Lors d’un débat entre Raphael Einthoven et Éric Zemmour, le philosophe expliquait en substance que la différence entre les deux protagonistes était que le premier défendait une « Idée » tandis que le second défendait un « pays ». Zemmour de confirmer : « On est bien d’accord et c’est bien là ce que je vous reproche. (…) L’Idée que vous défendez est le produit du pays et vous trahissez ce pays qui a produit l’Idée que vous défendez. (…) Moi je défends le pays vous avez raison. Je ne défends pas une Idée, je ne défends pas un régime, la République, j’admire la Monarchie, j’admire encore plus l’Empire. Je ne défends pas ni une Idée ni un régime, parce qu’en plus, c’est une Idée qui change, car si vous regardez la IIIème République assimilationniste avec celle d’aujourd’hui multiculturaliste, ce n’est pas du tout la même chose. Donc oui, vous avez raison, je vous donne acte : je défends un pays, je défends une Tradition [multiséculaire, de plus de mille ans[8], N.D.A], que vous assimilez à un folklore, alors que moi, je l’assimile justement à la Grandeur Suprême. Je ne défends pas une Idée, parce que l’Idée, c’est mon pays. »[9] [Nous avons souligné, N.D.A] La transcendance constitue le fondement du vrai, le principe de toute vérité possible, celle qui rompt de façon arbitraire et autoritaire la variabilité (supposée) de l’immanence. D’où ce qu’expliquait, par exemple, un internaute au sujet de l’« islam » : « L’Islam n’est ni de gauche, ni de droite, il est d’en haut ; c’est précisément la raison pour laquelle il est le seul légitime à dicter tout ce qui relève d’en bas. » Qu’il s’agisse de l’islam ou de n’importe quel autre mode d’être transcendant, le procédé et la vision restent les mêmes. « Bad or Wrong, my country is my country » assène à longueur de temps l’auteur du Suicide français, précisément parce que, comme il l’énonce clairement : l’Idée, c’est mon pays. En d’autres termes, il subsume toutes les catégories éthiques et gnoséologiques sous l’universel-singulier qu’est la « France ». Ce qui fait figure de tenant-lieu de la pensée et de l’agir pour Zemmour, c’est la France et l’idée qu’il se fait de sa tradition. Rappelons avec Badiou ce que signifie une « Idée » :


« J’appelle « Idée » ce à partir de quoi un individu se représente le monde, y compris lui-même, dès lors que, par incorporation au processus d’une vérité, il est lié au type subjectif fidèle. L’Idée est ce qui fait que la vie d’un individu, d’un animal-humain, s’oriente selon le Vrai. Ou encore : l’Idée est la médiation entre l’individu et le Sujet d’une vérité – ‘‘Sujet’’ désignant ici ce qui oriente dans le monde un corps post-événementiel. »[10]

L’Idée est, à la manière de Platon, ce qui permet de s’orienter dans la pensée, dans le champ éthique, et dans l’existence en général. Elle est ce qui illumine les étants, leur donne leur clarté et fonde l’action en ce monde.


Sophisitique et sophistes


Par sophistique, nous entendons tout discours ou cosmologie qui, de près ou de loin, et de façon quasi a priori, entend dévoiler ou démasquer l’ordre (supposé) arbitraire et contingent de ce qui est (1 : axiologie). Ce faisant, elle se fonde sur un présupposé anarchique du réel (2 : ontologie). Sans ce dévoilement critique, c’est l’autorité et la domination injustifiée et illégitime qui règne et pèse sur les agents et leur monde. Raison pour laquelle il convient de débusquer derrière l’apparence de la normalité, de la légitimité et de la structuralité, le règne de ce qui est sans-fondement et pourtant persiste – injustement et de manière masquée – dans l’existence social (3 : étiologie). Et c’est parce que le réel est en vérité sans-fondement nécessaire qu’il incombe alors aux agents de transformer leur monde (4 : sotériologie) – selon la célèbre formule de Marx. Le sophiste dit ce qui est en tant que ce qui est, est toujours et d’abord un faire[11] ; ce qui doit être ; mais surtout ce qui peut être – de là que l’utopie est toujours un horizon politique privilégier de tels courants. Un long propos du sociologue et philosophe Didier Eribon nous permet de figurer ce point de vue particulier :


« Se référer au principe du déterminisme revient à vouloir se donner pour tâche de décrire, ou, mieux, de porter au jour, les mécanismes – plus ou moins anciens, plus ou moins cachés – qui commandent le geste et la parole des agents sociaux, gouvernent leurs pratiques et la perception qu’ils s’en font et qu’ils en donnent. Se référer au principe de l’immanence consiste à refuser l’idée que certains cadres de la vie collective ou individuelle pourraient être dotés d’une nécessité (logique, politique, psychique, juridique) telle qu’ils se situeraient hors d’atteinte de la transformation sociale, donc de l’action politique. Produits de l’histoire, produits dans et par l’histoire, ils sont susceptibles d’être soumis à la transformation historique par le moyen de l’interrogation critique et de la pratique politique. »[12]


Pour l’intellectuel de gauche, il existerait deux principes fondamentaux à toute pensée dite « critique » : Un « principe de déterminisme », qui consiste à analyser comme son nom l’indique les forces et structures qui déterminent et orientent les existences sociales ; un « principe d’immanence », considérant ces déterminations comme contingentes. Un autre exemple parait encore plus explicite et adéquat à ce que nous cherchons à illustrer. Il s’agit d’un extrait de la théoricienne féministe Kelly Oliver, y expliquant que :


« (…) pour être révolutionnaire, la théorie féministe ne peut prétendre décrire ce qui existe, ou des ‘‘faits naturels’’. Au contraire, les théories féministes doivent être des outils politiques, des stratégies pour surmonter l’oppression dans des situations concrètes spécifiques. Donc, le but de la théorie féministe doit être de développer des théories stratégiques – pas des théories vraies, pas des théories fausses, mais des théories stratégiques. »[13]

Ce qui importe donc, c’est le faire, le pouvoir-être autre – bien plus que le devoir-être[14] –, du fait d’un principe anarchique du réel, et d’une doctrine des valeurs postulant l’arbitraire et la domination illégitimes dans les rapports sociaux, d’où la possibilité – transmutée en nécessité ‘‘morale’’ – de transformer le monde.


[1] Cité in François Recanati (dir.), « Présentation », L’âge de la science. Éthique et philosophe politique, Odile Jacob, Paris, 1988 [2] Sur la distinction entre « jugement de fait » et « jugement de valeur », voir Nathalie Heinich, Des valeurs, opus cité, p.105-130 [3] Wiktor Stoczkowski, La science sociale comme vision du monde, Émile Durkheim et le mirage du salut, Gallimard, Paris, 2019, p.25 [4] Ibid., p.25-26 [5] Ibid., p.29 [6] Gilles Deleuze, Felix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Les Éditions de Minuit, Paris, 2019 [7] Roger Scruton, L’erreur et l’orgueil, Éditions de l’Artilleur, Paris, 2019, p. 470 [8] Le polémiste ne cesse de le dire et de le rappeler tout au long de ce débat, d’où notre ajout qui ne trahit guère la vision de l’auteur. [9] Face à l’info du 03/07/2020 Éric Zemmour face à Raphaël Enthoven, https://www.youtube.com/watch?v=Jxd7nBkwpNw&fbclid=IwAR2YJe3ZlRb_UY4K4rShIBmef6gX61h9_vPCNDsBwRTOsXfAFXwDl-iPyO8 [10] Alain Badiou, Second manifeste pour la philosophie, Flammarion, Paris, 2010, p.99 [11] Barbara Cassin, Quand dire, c’est vraiment faire, Fayard, Paris, 2019 [12] Didier Eribon, Principes d’une pensée critique, Fayard, 2016, Paris, p.10-11 [13] Cité in, Alan Sokal, Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, Paris, 2018 [14] Bien que cette vision s’appuie également sur un « devoir être », en particulier celui du postulat et de l’impératif d’« égalité ».


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